Alton Karayan - I'm the eyes of the forest (fini)

Ma vie a commencé il y a 35ans de cela. Etant le dernier d'une fratrie de cinq enfants, j'ai également été celui dont on se préoccupait le moins. Pas par manque d'affection, non. Plutôt parce que mes frères et sœurs grandissants, leur avenir occupait l'attention de mes parents. Ça m'allait bien, en vérité. Je n'ai jamais été de ceux à rechercher les marques d'affection. Si vous en doutez, demandez à mon épouse.
C'est auprès de ma grand-mère que je passais le plus de temps. Elle connaissait chaque secret de la forêt, les traces témoignant du passage d'un animal, quand, combien et de quel gabarit, les signes qui annonçaient le mauvais grain à tomber. M'a appris à ne faire qu'un avec ces arbres au milieu desquels est bâti notre humble village. A apprécier le contact de la nature lorsque celui des gens me devenait insupportable... mais aussi à savoir revenir vers les gens quand le besoin s'en fait sentir.

J'ai tenu ma première lame à l'âge de dix ans, comme beaucoup des jeunes de mon village. Il n'a pas fallu longtemps pour que, voulant jouer au plus malin avec mon frère ainé, l'une de mes propres lames me passe à quelques centimètres de l’œil, me gratifiant d'une cicatrice à l'arcade qui n'est jamais partie malgré les années. Une cicatrice qui ne serait que la première d'une longue série. La source de celles qui suivirent?
L'une de nos coutumes consiste à envoyer les jeunes presque adultes à la chasse au Tigre à dents de sabre. Et ces bêtes sont du genre coriaces. Surtout lorsqu'on les attaque à la dague parce qu'à l'époque, j'appréciais l'exaltation du combat rapproché. Les années passant, j'ai privilégié une arme offrant un débattement suffisant pour échapper aux crocs des prédateurs, soit une lance dotée de deux lames rétractiles. Bref, j'ai pris quelques mauvais coups ce jour-là, mais je suis revenu avec le croc tant convoité.
Tout seul comme un grand? On aurai presque pu y croire. Mais non, j'ai eu un coup de main. Selena Malfaïr. Officiellement, on a fait équipe, et j'ai attiré la bête pendant qu'elle la plantait par derrière. Officieusement? J'ai manqué me faire dévorer vivant et la bête m'est soudainement tombée dessus, raide... et ce petit bout de femme me regardait avec un air narquois, la lame de sa dague couverte de sang, pendant que je me sortais de sous le cadavre encore chaud. Elle a surement marqué quelques points ce jour là... Mais attendez encore un peu avant de parler mariage.

Avant de parler mariage, j'ai été un ado comme les autres. Peut-être un peu plus du genre à se taper la discute avec le cerf qui jouait à cache-cache avec lui pendant une partie de chasse qu'à savoir adresser la parole aux autres sans faire d'impair au passage, mais un ado comme les autres quand même. Je dirai pas que j'ai collectionné les conquêtes, loin s'en faut, mais j'ai connu d'autres passions avant de me caser pour de bon.

Et de là, on en revient à Selena. C'est qu'au cours des six années qui ont suivi notre chasse commune, la gamine qu'elle était alors a laissé la place à une jeune femme sur laquelle j'avoue sans mal avoir plus d'une fois laisser mon regard glisser. Mais j'ai une mauvaise manie de pisteur... je ne suis pas simple à attraper. Et vu que la dame ne comptait pas non plus me courir après indéfiniment... Nous aurions pu continuer à nous rater un long moment. Mais j'ai finalement su trouver le moment où j'en ai eu marre de chercher l'herbe plus verte chez le voisin. Un jour, celle à laquelle je fis la cour fut celle à laquelle j'aurai du la faire six ans plus tôt. Et sa réponse pleine de charme fut simplement "Ah ben quand même!". Une anecdote que je ressors à l'occasion, d'ailleurs.

Marié à 20ans? Dans les normes, je dirai. Six gosses en 15ans malgré un travail assez prenant pour qu'on se demande parfois quand est-ce que je suis chez moi?  Quand on en adopte une et que les deux dernières pointent le bout de leur nez en même temps, c'est loin d'être un exploit. D'accord, j'imagine que ça va demander quelques explications plus détaillées. Le job? Je suis pisteur. Comme ma grand-mère avant moi, je connais la forêt comme ma poche, et suis capable de suivre une piste durant plusieurs jours sans rentrer au village. Les gosses? Le premier nous est venu après un an de mariage. Un fils, le seul d'ailleurs, qui a aujourd'hui quinze ans et le souhait total et complet de ne pas suivre les traces de son père. Si je m'en sens vexé? J'ai cinq filles pour sauver l'honneur.

D'ailleurs, parlant d'elles. Ma cadette a 12ans. Aussi brillante que sa mère, et aussi indépendante que son père. Son but dans la vie? Sauver tous les animaux qu'elle trouve et convertir tout le monde au végétarisme... Je le sens mal le rituel de passage à l'age adulte... Bref. La suivante a 10ans. Une petite tête qui passe son temps le nez dans les bouquins, et n'essayez même pas de l'en sortir, elle vous le ferait regretter. On en vient à ma préférée. Oui parce que quand les parents jurent à leurs gosses qu'ils ne font pas de préférences, c'est totalement faux. Donc, ma préférée. Nona, dix ans, de base, la fille de ma belle-sœur. Un accident l'ayant rendue orpheline avant l'heure, c'est tout naturellement que Selena et moi l'avons recueillie, il y a six ans de ça. D'où cette préférence? Elle n'est pas de mon sang, et pourtant, c'est bien celle qui me ressemble le plus. La seule à qui je pense lorsque je songe à transmettre mon savoir comme ma grand-mère me l'a transmis jadis. Quand aux deux dernières? Elles ont l'habitude de dire qu'à elles deux elles ont huit ans, mais c'est bien quatre ans qu'elles ont pour quelques mois encore. Deux petites bombes d'énergie qui nous ont fait comprendre qu'on avait peut-être passé l'âge d'élever des gosses... et pourtant, je rempile quand vous voulez. D'accord, vous me direz qu'en étant absent la moitié de l'année, c'est facile à dire. Mais quand je suis présent, je fais ma part de boulot à la maison. Jusqu'à ce que mon épouse me foute dehors parce qu'il parait que je suis plus supportable quand je suis absent.

Il y a six mois que le cercle des ancêtres s'est ouvert, et que ces étrangers en sont sortis. Mon peuple les a accueilli à bras ouverts. Me concernant, je suis plus réservé à leur sujet. Et j'ai fortement conseillé à mes gosses de ne pas s'en approcher. Même si je doute que tous m'écoutent... Je sais toujours pas d'où certains tiennent cette sociabilité poussée à l'extrême... ça doit être la faute à leur mère ça.